Théophile Guerin (1856)

[Introductory remarks]

from Biographie de l’Empereur Soulouque


Les «rouges noirs » exploitèrent la position au profit de leurs doctrines «émancipatrices.» Ils semèrent dans l’âme de l’Excellence tant de salutaires défiances, tant de saintes terreurs, que cette Excellence se jeta, dit-on, dans un complète dévotion.

Mais cette dévotion était-elle la bonne ou la mauvaise?

Une immonde couleuvre emprisonnée dans une immense gourde végétale constellée de trous, souvent dans un petit tonneau, voilà le Dieu des «rouges noirs.»

[22] Ce Dieu éloigné l’epizootie, engraisse la génisse, fait fleurer les vergers et les champs, livre à l’amant la femme convoitée, féconde le sein de Vénus, dispense les faveurs de Plutus, éloigne Pluton des ajoupas que ce dernier visite, donne la ofrce et la bravoure de Mars aux guerriers, en même temps que l’invulnérabilité.

A la condition qu’on l’adore et qu’on lui fasse quelqu’offrande mêlée de sang humain.

Ce Dieu enfin qui possède tant de merveilleuses qualités, ne possède pas moins d’affrreuses vertus.

Cédant aux obsessions, aux conjuraitons, aux objurgations de ses dévotieux sectaires, il suce le sang de l’enfant au maillot, lui arrache l’âme, ravage les troupeaux, stérilise la rosée du ciel, étiole la canne à [23] sucre, fait allanguir l’arbre à café, jette le trouble et la désunion dans les ménages, dépare la beauté de ses charmes printaniers, appauvrit le riche dans ses biens et dans sa postérité, jette au besoin la peur dans le coeur des ennemies.

Un prêtre, un papa, un caprelata, est préposé à la garde du curieux reptile, sur l’autel duquel brûle, dans les grandes occasions, une lampe sombre dans la chambre plus sombre encore d’un rustique ajoupa.

Vienne la saison des fêtes: c’est aux époques du catholique Avent: un énorme tonneau, recouvert d’énormes peaux de chèvres, se dresse dans une cour ou dans un préau.

Tous les sectaires, réunis au papa loi «à l’homme de la loi,» – quel triste abus de mots! – entourent circulairement le tambour sacré; armés chacun d’une baguette, [24] dont le bout figure un marteau, ces sectaires frappent en cadence et simultanément sur le tambour, en faisant une double évolution sur eux-mêmes et autour de leur arche sauvage.

Les coreligionnaires du sexe occupent le pourtour de la société; de petits hochets en fer-blanc ou en petitites gourdes, que là-bas on appelle quiaquias, tiennent lieu de castagnettes; agitant perpétuellement es étourdissants grelots, elles encouragent en choeur de chant de en se dandinant surelles-mêmes, les dix ou douze «lévites» qui dansent dans le plan intérieur.

Tout est en mouvement; l’acoustique la plus exercée entend confusément ce chant monosyllabique:

Eh! eh! bomba, hen! hen!
Canga bafio té
Canga moudé dé lé
[25] Canga do ki la
Canga li.

Que signifie ce dialecte euphonique, africaine pur sang? Nul ne le sait. Mais il est répété sans intermittence pendant de longues heures, au bruit des tambours, des castagnettes, dans une danse échevelée, jusqu’à en devinir macabre. On finit par voir quelques-uns ruisseler de sueur, écumer de la bouche. Alors, les yeux sortent de leurs orbites. La surexcitation nerveuse se porte au cerveau. Les «lévites» sont haletants. Des prêtresses viennent avec des mouchoirs blancs rafraîchir leurs front en les essuyant. Quelquefois l’heureux possédé du «Saint-Esprit» [in bold in original] bouscule les membres de la fête, se fraye un passage, et gagne le toit de la maison, [26] sur la faite duquel il se promène rapidement dans une hallucination fébrile. Le lévite a monte loi, terme que le vulgaire Haïtien prend tellement à la lettre, que ces mots signifient pour lui la possibilité, si le possédé en a la volonté, d’opérer une ascension aréostatique sans ballon.

O Petin, ton ballon est dépassé par le Vaudoux. Fais-toi Vaudoux ou pends-toi, brave Petin.

Jusque-là rien de plus innocent. J’ajoute même qu’au dire des voyageurs, il serait à désirer qu’il régnât ici à Paris, ce centre si vanté de lumières et de progrès, dans ces bals populaires qui foisonnent dans les rues, autant de décence qu’il y en a dans les bals du «Vaudoux».

Valentino, Prado, Mabille, Sainte-Cécile, ne song-ce pas là de grands foyers de corruption morale?

[27] Mais, chose déplorable! que de fois la secte revenant de ses amusements naîfs, n’a-t-elle pas enlevé un enfant pour le sacrifier à la Couleuvre, cette déesse jalouse! On dit que la statistique judiciaire, s’il y en a une dans l’empire d’Haïti, a constaté que des pères ont mangé et fait manger de leurs enfants aux membres de l’association, pour se rendre le ciel plus propice.

Là n’est pas néanmoins la condamnation de la race noire. Ces faits prouveraient tout au plus que la race noire est encore à l’état juvénil.

Source: Théophile Guerin, Biographie de l’Empereur Soulouque, Solution de la Question Haïtienne (Paris: Auguste Durand, 1856), pp21-28.