Paul d’Hormoys (1862)

[Introductory remarks].


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Une nouvelle religion. – Il faut que le prêtre vive de l’autel.- Un coupable repentant. – Empereur orthodoxe. – Une soirée orageuse. – Communer une peine.

Mais le plus dangereux ennemi de Soulouque, celui qui lui cause le plus d’insomnies, c’est sans contredit le dieu Vaudoux, dont les innombrables et mystérieux sectateurs se recontrent jusque parmi ses ministres et ses famliers.

Les nègres d’Haiti sont chrétiens et catholiques, le jour, et nulle part les prêtres ne voient accourir à leur confessional un plus grand nombre de pénitents. Cette dévotion, cependant, n’empêche point ceux qui se sont confessés le matin d’aller le soir au fond des bois, ou sur quelque morne isolé, sacrifier à Vaudoux. L’idole païenne que leurs pères adoraient en Afrique, et dont le culte s’est perpétué malgré toutes les persécutions, n’a rien perdu pour eux de son prestige. S’il faut, en croire les histoires, qu’on raconte tout bas, les holocaustes qu’on offre à cette terrible divinité ne se composent pas seulement d’animaux. D’épouvantables débris font souvent frémir les voyageurs et les chasseurs qui se hasardent dans les montagnes. Lors même qu’il serait possible d’instruire ces malheureux idolâtres, qui se chargerait de cette tâche difficule? Sont-ce les prêtres de l’île, aventuriers sans pudeur pour la plupart, ministres indignes, honteusement chassés des pays où ils profanaient leur ministère?

Un jour que la curiosité m’avait attiré chez un de ces marchands de prières, qui exercent en outre, à l’occasion, le métier d’aubergiste, je vis, pendant que je dejeunais, arriver cinq ou six de ses cuailles. L’une venait demander, moyennant finances, une messe pour guérir sa vache malade; l’autre, des prières pour chasser les esprits qui faisaient sabbat dans sa cabane, ou les cochons marrons qui dévastaient son jardin. Un pauvre diable qu’un lourd forfait oppressait sans doute vint pour se confesser. Sans se déranger, et tout en assaisonnant de jus de citron un morceau de tortue cuite dans sa carapace, le prêtre-aubergiste fit agenouiller le pénitent, et, d’une main agile, il lui donna l’absolution des crimes dont l’autre commençait à peine le récit.

– Allons, lève-toi et laisse-nous, lui dit le pasteur.

Ce devait être un bien grand criminel, car il resta agenouillé en pleurant.

– Oh! Père, s’écria-t’il, encore un peu d’absolution!

– Tu n’as plus d’argent?

– Si, père, encore une petite piastre.

– Donne.

Et le père ajouta de la main gauche quelques signes de croix sur la tête du coupable, qui s’en fut plus léger.

Et maintenant doit-on s’étonner que ces malheureux, dont jadis on baptisait en gros les pères lorsqu’ils arrivaient d’Afrique, sans s’occuper de les faire renoncer à leurs fétiches autrement que par des violences et des supplices, reviennent à leurs premières habitudes et aux pratiqes de leur enfance; doit-on trouver étrange qu’ils préfèrent les mystères de Vaudoux et leurs voluptueuses origies au confessional où il leur faut payer en entrant?

Cependant quelques généreuses tentatives ont été faites pour les éclairer. Il n’y a pas longtemps qu’un homme d’un esprit élevé, un prélat d’une foi ardente et active, est arrivé à Haïti. Sa douceur et sa persévérance ne devaient pas se rebuter facilement. Il venait, envoyé par le pape, pour rétablir un peu d’ordre et de décence dans l’indigne clergé actuellement en possession du pays. Il fut presque emprisonné, gardé à vue dans une maison par des soldats; on ne lui permit pas de sire la messe dans une église; son nom même fut fourné en dérision. De monseigenur Spacapietra les plaisants du lieu firent onseigneur Sac-à-papier; enfin le digne évèque dut se retirer,douloureusement déçu dans des espérances et sa charité.

Soulouque, qui affete de respecter la religion et les prêtres, qui ne manque pas chaque dimanche d’assister, à la messe dans la cathédrale de Port-au-Prince, Soulouque n’est si bon chrétien que par respect humain et parce que tous les souverains, ses frères d’Europe, comme il les appelle, le sont, également. Depuis qu’il a appris que l’empereur de Russie est le chef suprême de la religion ddans son empire, il songe,lui aussi, à devenir le premier dignitaire de l’Eglised’Haïti. Si la secte de Vaudoux voulait de lui pour grand-prêtre, il accepterait sans répugnance cet honneur, car il n’aurait plus a craindre ce pouvoir occulte qu’il poursuit partout, sans jamais pouvoir l’atteindre. En désespoir de cause, il a pris, dit-on, le parti de s’affilier aux sectateurs de cette étrange religion.

Vaudoux, divinité terrible et omnisciente, qui sait tou, qui voit tout, qui entend tout, absolument comme le solitaire, a pour symbole une couleuvre. C’est sous cette forme qu’on adore et qu’elle transmet ses ordres au peuple par l’intermédiare de ces prêtres. Eux seuls peuvent lui parler et la comprendre; eux seuls la consultant dans les occasions solennelles et dans les réunions périodiques destinées à rechauffer le zèle des fidèles.

Ces assemblées, que le grand pontife de Vaudoux fait connaître à chacun district quelques heures seulement avant celle de la réunion, se dissimulent sous les apparences d’un simple bamboula. Elles se tiennent tantôt dans le lit desséché d’une rivière, plus souvent dans une de ces petites îles qui avoisinnent la côte, mais jamais à la même place. L’étranger craignant l’ardeur du soleil, et qui parcourt de nuit les mornes de l’intérieur, entend souvent dans le lointain les sons d’un tambourin ou aperçoit dans quelque vallée la lueur d’un foyer. Il croit que c’est une réunion clandestine en contravention avec les édits impériaux. Soulouque, en effet, a sévèrement interdit la danse pendant six jours de la semaine. Le guide qui l’accompagne lui confie alors, en tremblant, que ce qu’il aperçoit est une assemblée de Vaudoux, et il lui raconte de lamentables histoires sur les imprudents qui ont tenté de surprendre les secrets du culte africain.

Si la curiosité l’emporte sur la peur, si l’on est en nombre, si l’on peur arriver à travers les préci- [8] pices, les torrents, les lianes qui coupent la route, jusqu’à l’endroit mystérieux, on ne trouve plus qu’une place vide ou bien des hommes et des femmes de tout âgequi se livrent au divertissement du bamboula. L’émotion, la prompte fatigue des partners s’expliquent sans peine par l’enivrement de cette danse bizarre qui donne le vertige, rien qu’à la regarder.

C’est dans ces assemblées cependant que se composaient et se composent encore ces terribles breuvages qui empoisonnent en un jour les troupeaux et les fleuves, qui frappent les hommes demort, de furie ou d’imbécilité. C’est là que les adeptes apprennnent à charmer les serpents les plus dangereux, à se couvrir le corps de ces ulcères et de ces plaies qui, autrefois, les dispensaient du travail pendant le jour, et qu’ils guérissaient, le soir venu, pour courir à la danse. C’est dans ces assemblées que s’organisa cette formidable révolte qui surprit, dans la nuit du 26 août 1791, toute la colnie. C’est là que les sectateurs de Vaudoux font encore de nos jours, avec les corpos des malheureux qu’ils only pu saisir, de ces épouvantables festins qui feraient de nouveau reculer le soleil, s’il n’était plus impassible qu’aux temps d’Atrée et de Thyeste.

Ces horreurs pouvaient encore s’expliquer autrefois: c’était soif de vengeance et haine du maître; mais aujour’hui que ces malheureux sont libres, ils n’ont d’autre mobile à de telles actions que le plaisire de faire gratuitement le mal; c’est la ce qui distinguera toujours le blanc du nègre. Quand le blanc comet un crime, c’est sous l’empire de la passion; le nègre, lui, tue, incendie, empoisonne, uniquement pour tuer, incendier et empoisonner, pour se repaître de la volupté que sa sensuelle et féroce nature trouve dans l’accomplissment des plus atroces forfaits.

– Quoi! m’écriai-je, les nègres d’Haïti en sont encore à ce point de barbarie! Etes-vous bien sûr qu’il n’y ait pas quelque exagération dans ce que vous nous rapprotez peut-être sur ouï-dire?

– Ah! vous aussi vous doutez, répondit l’enseigne. Eh bien! laissez-moi vous raconter ce que j’ai vu de mes propres yeux. Il y avait quelques jours que nous avions mouillé aux Gonaïves, petite ville entre Port-au-Prince et le Cap-Haïtien. Comme vous, j’étais très-incrédule à l’endroit de ces récits que l’on prodigue toujours aux nouveaux débarqués.

– Voulez-vous vous convaincre par vous-même? me dit un prêtre à qui j’avais avoué mon incrédulité. Il y a précisément une assemblée ce soir, et pas loin d’ici; je le tiens d’un nègre qui est venu tout à l’heure se confesser et me demander ce qu’il avait à faire pour esquiver l’ordre qu’il a reçu. Partons; il fait encore jour, nous pourrons nous cacher près du lieu du rendez-vous avant que personne soit arrivé.

Nous nous mîmes en route. Après une heure en marche environ dans le lit d’une rivière où il ne restait plus qu’un filet d’eau, nous arrivâmes à une petite place circulaire que de hauts bambous entouraient de tous côtés. Leurs cimes, en se courbant, avaient fini par se rejoindre et former une voûte naturelle pleine d’ombrée. C’était un endroit merveilleusement choisi pour un conciliabule de démons. D’énormes blocs de pierre; de quartiers de roches entraînés par les pluies torrentielles jonchaient bizarrement le sol; la vue s’arrêtait tantôt sur une surface blanche et arrondie comme un oeuf gigantesque, tantôt sur une masse violemment déchirée se hérissant en pointes aiguës de couleur rouge et grise. De gros troncs d’arbres pêle-mêle sur la rive et à moitié couchés sous les herbes et les lianes semblaient d’énormes reptiles assoupis. La nuit qui tombait achevait de donner au tableau des teintes fantastiques. Rien ne manquait à l’horreur de ce spectacle, pas même un gros caïman, qui, le corps, à moitié hors de l’eau qu’il battait de sa queue, achevait d’engloutir un jeune marcassin. La truie furieuse remplissait, non loin de là, l’air de ses grognements désespérés, tandis qu’une myriade de lucioles, s’enlevant du sol ou y retombant, semaient autour de nous une pluie d’étincellies.

Nous nous cachâmes de notre mieux dans le feuillage épais d’un arbre d’acajou et nous attendîmes. La lune ne devait se lever qu’après minuit; le ciel était couvert de gros nuages noirs et le vent soufflait avec violence. Nous étions plongés dans la plus complète obscurité, n’osant plus dire un mot, car nous pouvions être entendus. Je ne suis pas plus poltron qu’un autre, mais une sueur froide me coulait du front, et un tremblement nerveux faisait claquer mes dents. Au bout d’un laps de temps que je ne saurais préciser, nous entendîmes à nos pieds une espèce de murmure qui alla en augmentant, et peu à peu nous pûmes distinguer un chant étrange, à mesure saccadée, entrecoupé de notes perçantes et de sons rauques.

Autant sont d’ordinaire gracieux et pleins d’un charme plaintif ces airs de mélodie si douce qu’on retrouve dans toutes les Antilles, autant celui-là était sauvage: il évoquait des pensées de meurtre et de sang. Nous écoutions cette terrifiante mélopée, lorsqu’un éclair, précédant une épouvantable explosion de la foudre, vint éclairer la scène pendant quelques secondes. Nous aperçûmes à nos pieds un grand cercle formé par une quarantaine de personnes qui tournaient en se tenant par la main. Au milieu étaient placés un petit enfant que je crois voir encoure, une chèvre noire et deux ou trois autres animaux que je n’eus pas le temps de distinguer. Tout retomba dans l’obscurité; le chant continua quelque temps, puis un profond silence se fit.

J’entendais battre mon coeur dans ma poitrine; à chaque instant je craignais d’entendre aussi les cris du petit être que j’avais entrevu. Au bout d’un quart d’heure à peu près, une flamme légère commença de briller. Bientôt ce fut un grand brasier au-dessus duquel était suspendue une chaudière. Quelques hommes cassèrent des branches de l’arbre à résine, et les plantèrent en terre, après les avoir allumées. A l’aide de cette clarté, je cherchai l’enfant à la place où je l’avais vu; iln’y était plus. On voyait seulement la chèvre noire, un gros coq blanc et une couleuvre. Je n’avais entendu aucune plainte, aucun cri. J’espérais que la pauvre créature n’avait pas été immolée. Je fus bientôt détrompé.
Un vieillard s’écria, à trois reprises différentes: Maintenant il est temps d’immoler un cabri noir; – et tous les affiliés se prenant par la main, se mirent [9] de nouveau à tourner et à répéter la chanson que nous avions déjà entendue. Souvent le cercle s’ouvrait, et le vieillard, suivi de tous les assistants, formait une longue file qui marchait eu décrivant des figures bizarres. On eût dit un énorme serpent se roulant et se déroulant en anneaux capricieux, mais renfermant toujours dans ses replis les animaux qui se trouvaient d’abord au centre du cercle. Je remarqui même que la chèvre, qui bêlait et s’agitait au commencement, resta bientôt immobile. Lorsque le prêtre s’approcha d’elle et lui ouvrit la gorge, elle ne fit aucun mouvement, ne poussa aucun cri. Le chef la coupa par morceaux, recueillit le sang dans un vase, le porta à ses lèvres et la passa à son voisin de droite qui l’imita. Il jeta la graisse et les entrailles dans le foyer, les quartiers dans la chaudière; après quoi I l prit une des femmes, et chaque initié en fit autant. Alors commença une de ces scènes dont le récit ferait rougir nos matelots aux-mêmes.

Ils égorgent ensuire le coq, et les mêmes saturnales recommencèrent. A ce moment le prêtre s’arrêta:

– Mes amis, s’ècria-t-il, il y a près de nous des profanes; qu’ils sachent que je les vois, bien qu’ils se croient cachés. S’ils ne se montrent d’eux-mêmes à l’instant, j’irai les chercher, et ils serviront de victimes expiatoires.

– Ne bougez pas, murmura mon compagnon; je supçonne fort ce vieux drôle, qui sait à quoi s’en tenir sur l’efficacité de ses sortilèges, de débiter cela à tout hasard. Il veut savoir s’il n’est observé par personne.

Le vieillard proféra une seconde fois son apostrophe menaçante, mais il eut à peine le temps de l’achever; le tonnerre, qui grondait depuis le commencement de cette scène, éclata avec un bruit épouvantable, et une pluie diluvienne vint fondre sur l’assistance. La tourmente dura à peu près une demi-heure, déracinant les arbres et versant des torrents d’eau. Quand le ciel s’éclaircit, la lune vernait de se lever. La place était déserte; trois ou quatre individus, groupés autour de la chaudière et du foyer éteint, regardaient la rivière devenue torrent, et qui se précipitait contre la rive escarpée. Tout a coup le sol miné par les eaux s’abîma sous leurs pieds avec un bruit sourd semblable à celui d’un tremblement de terre; hommes, autel, chaudière, tout disparut dans le gouffre. Quelques cris d’angoisse montèrent jusqu’à nous; puis, à la place où s’était passée cette diabolique cérémonie, nous ne vimes plus rien que l’eau dont les tourbillons, à la clarté de la lune, ressemblaient à un lac de plomb bouillant.

Nous restâmes ainsi toute la nuit sans oser sortir de notre retraite. Quand le jour levant nous eut rendu un peu d’assurance, la rivière avait repris son cours paisible. Nous aurions pu croire que nous sortions d’un mauvais rêve. Mais en arrivant aux Gonaïves, nous aperçûmes un grand rassemblement sur la plage, à l’embouchure de la rivière. Une négresse qui passait nous dit que la mer venait de rejeter sur le sable deux cadavres et un bras d’enfant.

Notre conteur était en verve; il nous en aurait sans doute dit bien davantage sur le compte de Soulouque et de moeurs haîtiennes, si le timonier ne fût venue l’appeler pour prendre le quart.

– Mousse, mon hausse-col et ma casquette! cris l’officier.

Un dernier trait pour finir, ajouta-t-il en bouclant son ceinturon. Soulouque, croyant avoir à se plaindre d’un de ses généraux, chargea le sénat de le juger, c’est-à-dire de s’en défaire. Par condescendance pour le souverain, on condamna le coupable à un mois de prison. Soulouque, exaspéré d’une punition si légère, s’écria que le sénat lui païerait cher son mauvais vouloir. Mais après quelques instants de réflexion, sa colère s’apaisa. Il venait de se rappeler que la constitution lui donnait le droit de commuer les peines. Il usa de cette prérogative pour faire fusiller le général.

Ces paroles dites, l’enseigne franchit lestement l’escalier qui menait sur le pont.


Source: Paul d’Hormoys, L’Empire de Soulouque (Paris: Lécrivain et Toubon, 1862), pp7-9.