Gustave d’Alaux (1851)

Chapter IV of L’Empereur Soulouque et Son Empire (Paris: Michel Lévy Frères, 1856) (pp63-78), summarized in the table of contents as: L’Illuminisme nègre. – Les dévotions de madame Soulouque. – La chasse aux fétiches. This book first appeared as a series of articles in Revue des Deux Mondes 8-10 (1850-51).

According to Sheller, ‘Gustave d’Alaux’ was the pen-name of the French Consul, General Maxime Reybaud (see Democracy After Slavery, p133).

Chapitre IV

Eh! eh! Bomba, hen! hen!
Canga bafio té
Canga moune de lé
Canga do ki la
Canga li.

J’ignore si je viens de parler là sénégalais ou yolof, foule ou bambara, mandingue ou bouriquis, arada ou caplaou, ibos ou mokos, congo ou mousombé: tout ce que je puis affirmer, c’est que je viens de parler nègre. Quand ces mots incompris, alternativement chantés par une et plusieurs voix, s’élançaient en crescendo du milieu des [64] ténèbres, les colons de l’ancien Saint-Domingue faisaient compter leurs esclaves, et la maréchaussée était sur pied. On savait ces mots dans l’armée d’Hyacinthe; on les hurlait, à minuit, autour des grands feux allumés dans le camp de Biassou. Pétion et Boyer avaient presque réussi à les interdire, et les bandes d’Acaau les avaient remis en honneur. Muets sous Guerrier, enhardis sous Pierrot, se dissimulant sous Riché, les choeurs africains qui en perpétuent la tradition s’en donnnaient à leur aise depuis l’avénement de Soulouque, car Soulouque appartient au vaudoux, et ces mots sont l’hymne sacramentel du vaudoux.

Le vaudoux est un culte africain en grand honneur au royaume de Juida, mais qui paraît originaire du royaume d’Ardra, car, au dire de Moreau de Saint-Méry, c’étaient les nègres de ce dernier pays qui, dans l’ancien Saint-Domingue, en maintenaient les principes et les règles. On nomme également Vaudoux l’être surnaturel auquel s’adresse ce culte. Le dieu Vaudoux sait tout, voit tout, peut tout, et consent à se montrer à ses bons amis les nègres sous la forme d’une espèce de couleuvre non venimeuse enfermée dans une petite caisse dont l’une des parois est en claire-voie, de façon à permettre la vue de l’intérieur; mais il ne reçoit leurs voeux et les offrandes et ne transmet sa vertue que par l’intermédiaire d’un grand-prêtre que les sectateurs élisent eux-mêmes, et d’une grande-prêtresse désignée par celeui-ci. Ces deux ministres sont appelés indifféremment roi et reine, our maître et maîtresse, ou papa-loi et maman-loi.

Comme tous les rites primitifs, le vaudoux compte [65] parmi ses cérémonies une danse particulière que les anciens esclaves affectaient d’exécuter quelquefois en public, et qu’ils faisaient suivre d’un repas où l’on ne mangeait que de la volaille, afin de laisser croire à la police que les mystérieuses réunions dont elle s’inquiétait étaient le plus inoffensif passe-temps du monde. Quant au véritable vaudoux, le secret est rigoureusement observé, et cesecret est garanti par un serment conçu dans les termes et entouré des circonstances qui sont le plus propres à lui donner la sanction de la terreur. «Quelquefois, dit Moreau de Saint-Méry, dont la description semble écrite d’hier, quelquefois un vase où est le sang encore chaud d’une chèvre va sceller sur les lèvres des assistants la promesse de souffrir la mort plutôt que de rien révéler, et même de la donner à quiconque oublierait qu’il est solennellement lié.» Nous avons entendu parler d’un vaudoux-monstre, tenu un peu avant ou un peu après la transformation de Soulouque en empereur, et où, au lieu du sang d’un boeuf tué séance tenante pour donner plus de relief à la cérémonie.

Les initiés se réunissent dans un endroit écarté et soigneusement clos qu’on leur a désigné dès la réunion précédante. En entrant, ils mettent des sandales et s’entourent le corps de mouchoirs où la nuance rouge doit dominer, et dont le nombre parait être proportionné au grade de chacun des assistants. Un autre mouchoir entièrement rouge ceint, en guise de diadème, le front du roi, et une écharpe de même couleur sert d’ordinaire à distinguer la reine. Tous deux se placent à l’une des extrémités de la [66] pièce, près d’une espèce d’autel, sur lequel est posée la caisse qui renferme la couleuvre sacrée. Après l’adoration de la couleuvre et le renouvellement du serment, le roi et la reine, prenant tour à tour la parole, vantent les bienfaits dont le dieu Vaudoux comble ses fidèles et invitent les assistants à venir le consulter ou l’implorer. Ceux-ci se présentent par rang d’ancienneté et formulent leurs souhaits, où la morale trouverait parfois à reprendre. A chaque invocation, le roi vaudoux se recueille et attend venir l’esprit; puis, posant brusquement à terre la boîte qui renferme la couleuvre, il fait monter dessus la reine, qui, à ce contact, est saisie d’un tremblement convulsif et rend ses oracles, prodiguant, selon l’occasion, les promesses ou les menaces. La consultation finie, chacun des assistants vient déposer son tribut dans un chapeau recouvert, et le produit de ces collectes forme le budget public et secret de l’association. Le roi et la reine transmettent ensuite à l’assistance les ordres généraux du dieu Vaudoux, et un nouveau serment d’obéissance est prêté.

C’est à ce moment qu’on procède, s’il y a lieu, à l’admission de nouveaux membres, admission sur laquelle le dieu Vaudoux a été préalablement consulté. Le récipiendaire se place dans un grand cercle tracé au charbon. Le roi lui met dans la main un paquet composé d’herbes, de crins, de morceaux de cornes ou d’ossement, et, le frappant légèrement à la tête avec une palette de bois, entonne la chanson africaine qui commence ce récit. L’assistance la répète en choeur, et le récipiendaire, qui s’est mis à trembler et à danser (ce qui s’appelle monter vaudoux), arrive bientôt, le tafia aidant, à un tel paroxysme d’exci- [67] tation nerveuse, qu’il ne reprend quelquefois ses sens et ne cesse de danser que sous l’impression d’un vigoureux coup de nerf de boeuf. Si, dans le écarts de cette danse épileptique, le récipiendaire franchit le cercle, les chanteurs se taisent brusquement, et le roi et la reine tournent le dos pour écarter ce mauvais présage.

L’épreuve terminée, le récipiendaire est admis à prêter serment devant l’autel de la couleuvre, et la danse du vaudoux commence. Le roi touche du pied ou de la main l’asile de la couleuvre, et peu à peu toutes les parties supérieures de son corps tremblent et s’agitent à contre-sens comme si elles se disloquaient. Alors se produit un effet sympathique que la physiologie pourrait difficilement révoquer en doute après ce que nous savons des sectes convulsionnaires de l’Europe, et auquel ceux des blancs même qu’on a surpris épiant les mystères du vaudoux n’ont pas toujours échappé. La commotion désordonnée qui agite la tête et les épaules du roi vaudoux se transmet de proche en proche à tous les assistants. Chacun d’eux est bientôt en proie à un tournoiement vertigineux que la reine, qui le partage, entretient en agitant les grelots dont [68] est garnie la boite de la couleuvre. Les rires, les sanglots, les hurlements, les défaillances, les morsures ajoutent leur délire au délire croissant de la fièvre et du tafia. Les plus faibles finissent par tomber comme morts sur place, et la rauque bacchanale les emporte, toujours dansant en tournoyant, dans une pièce voisine où parfois, sous le triple exitant de la promiscuité, de l’ivresse et des ténèbres, se passent des scènes à faire grincer les dents d’horreur à tous les impassibles dieux de l’Afrique.

Voilà le vaudoux classique. Voilà le secret de ce mystérieux pouvoir qui, en 1791-92, transformait, dans l’espace d’une seule nuit, les esclaves indifférents et disséminés de la veille en masses furieuses, et les lançait presque désarmés dans ces combats invraisemblables où la stupidité du courage déconcertait la tactique, et où la chair nue finissait par user le fer. L’ascendant que les chefs du vaudoux exercent sur les autres membres de la secte est en effet sans bornes. «Il n’est aucun de ces derniers, dit l’écrivain cité plus haut, qui ne préférât tout aux malheurs dont il est menacé, s’il ne va pas assidûment aux assemblées, s’il n’obéit pas aveuglément à ce que Vaudoux exige de lui. On en a vu que la frayeur avait assez agités pour leur ôter l’usage de la raison, et que dans des accès de frénésie, poussaient des hurlements, fuyaient l’aspect des hommes et excitaient la pitié.» La croyance au vaudoux s’est d’autant mieux maintenue, que, dans les idées religieuses des masses noires et même d’une partie des mulâtres, elle n’exclut pas l’orthodoxie catholique, pour laquelle le peuple haïtien professe une ferveur très-sincère, sinon très-éclairée. Nous dirons plus [69] tard à quel déplorable clergé ou soi-disant clergé se trouve dévolue la mission de débrouiller le chaos qui s’est fait dans ces imaginations africaines. En attendant, cette soif de merveilleux qu’on retrouve au premier et au dernier terme de toute civilisation en prend ici des deux côtés. Dans les campagnes surtout, on voit souvent dans la même les baptêmes chrétiens alterner avec les funérailles mandingues; sur plus d’une poitrine, le scapulaire catholique pend au même cordon que le maman-bila des sorciers nationaux, et la vieille négresse qui redoute les visites d’un zombi va indifféremment demander des messes au curé et des conjurations aux papas vaudoux. Soit qu’ils subissent eux-mêmes l’influence du milieu où ils vivent, ou soit calcul, ce qui est plus probable, les papas tombent tous les premiers dans ces pléonasmes de la dévotion nègre, tenant à la disposition de leurs crédules ouailles des wangas, des neuvaines, des fétiches garde-corps et des cierges bénis.

C’est dans ce monde fantastique, tout peuplé de zombis et de présages, de merveilleux et d’épouvantes, qu’on était allé prendre Soulouque. Quoi d’étonnant qu’il en sortit un peu dépaysé et ahuri, et qu’au moment de s’asseoir sur le fauteuil de Boyer il regardât bien s’il n’allait pas s’asseoir sur un sortilége? Aucun des quatre présidents qui s’étaient succédé, depuis 1844, sur ce fauteuil, n’avait atteint [70] le bout de 4 an: deux avaient été frappés de déchiéance, deux autres de mort avant ce terme et la mort de Riché surtout, arrivant juste l’avant-veille du premier anniversaire de son avénement, avait confirmé le peuple, ainsi que les membres les plus compétents, de la sorcellerie haïtienne, dans l’opinion qu’il y avait là nécessairement maléfice. Je sais des blancs que cette remarque aurait quelque peu émus. En échappant à premier danger, Soulouque n’était pas encore au bout de ses transes. Était-ce bien au fauteuil, n’était-ce pas plutôt au palais national même que s’attachait cette influence sans nom si fatale aux quatre derniers présidents? Les opinions étaient à cet égard for partagées, et on vit le moment où le nouvel élu allait refuser net d’habiter ce palais, dont les hôtes ne sortaient qu’explusés ou sans vie. Une révélation précieuse vint cependant calmer un peu cette incertitude et ces angoisses.

Aux premiers rangs de la sorcellerie de Port-au-Prince figure une femme de couleur qui tire les cartes, fait parler les pierres et le couleuvres, préserve les enfants du tétanos, et assure à vie ou à terme contre l’infidélité des maris et des amants. Elle brûle aussi, devant une statuette de la Vierge, un nombre donné de petites bougies, et, si l’une des bougies a charbonné ou s’est prématurément éteinte, elle en avertit consciencieusement les consultants, qui la paient pour recommencer. Madame Soulouque qui était l’une de ses clientes les plus assidues la manda. On s’enferma, on brûla des cierges, on épuisa toutes les ressources de la liturgie vaudoux, et la devineresse finit par deviner que le président Boyer avait caché en partant, dans les [71] [j]ardins du palais, une poupée dont elle donnait la description minutieuse, et par la vertu de laquelle tout successeur de celui-ci était condamné à ne jamais atteindre son treizième mois de pouvoir. Soulouque avait pu trembler devant l’inconnu: le danger défini, il l’attaqua bravement de front, et par ordre de Son Excellence … on commença des fouilles pour découvrir le fétiche enfoui par le machiavélique Boyer.

Parlons sérieusement, car ceci va devinir la clé d’événements sérieux et lamentables, et il importe de bien déterminer la part de responsabilité qui reviendra dans ces événements à chacun. Les rires trop peu deguisés par lesquels la fraction éclairée des jaunes et des noirs accueillit ces anecdotes de palais étaient à la fois une injustice et une faute. Qu’importait, après tout, qu’un pauvre noir illettré gardât, dans le secret de son intérieur, le culte des croyances paternelles? Le milieu haïtien étant donné, ne faillait-il pas même se féliciter de la communauté de superstitions qui rattachait moralement au gouvernant les quatres cinquièmes de des gouvernés, et ralliait à l’action officielle des influences qui, depuis Accau, étaient redevenues un dangereux levier de sédition et de brigandage? L’essentiel, c’était que Soulouque sût se fortifier de ces influences et ne les fortifiât pas, et, à ce point de vue, il offrait toutes les garanties désirables. Sous [72] Pierrot lui-même, sous Perrot, l’ami d’Acaau, Soulouque était alleé arrêter en personne, aux Cayes, les principaux lieutenants de celui-ci, sans excepter le prophète vaudoux de la bande, frère Joseph. De là, il s’était rendu au siége du commandement militaire d’Acaau, avait fait venir les principaux mulâtres, et leur avait dit, en présence même du verbeux bandit: «Les mulâtres ont autant de droit ici que les noirs. Si le général Acaau vous opprime, prenez un fusil et servez-vous-en!»

Les débuts de Soulouque, comme président, prouvaient plus péremptoirement encore qu’il entendait n’avoir rien de commun en politique avec ce parti ultra-africain dont ses superstitions le rapprochaient. J’ai dit que l’idée fondamentale de ce parti était la haine des Français, haine par laquelle il cherchait à maintenir le seul obstacle qui pût s’opposer, depuis 1825, à l’immigration blanche, et par suite, à la multiplication de la classe de couleur, ce qui est pour lui le grand point. Or, le premier message de Soulouque constatait avec une véritable effusions de reconnaissance les bons procédés du gouvernement français. Ce désir de bons rapports avec nous qu’on verra devenir une des idées fixes de Soulouque et survivre, chez lui, même au réveil de ces passions ultra-africaines dont il sera bientôt la personnification sanglante, un pareil désir, disons-nous, était de sa part d’autant plus méritoire, que la suele idée politique qui se fût logée jusque-là dans son cerveau répondait à des tendances diamétralement contraires. Le bon, le paisible, le discret capitaine Soulouque s’était en effet émancipé, une fois dans sa vie, jusqu’à entrer dans une conspiration, et, ce qui est plus fort, dans [73] une conspiration contre Boyer, que d’ardents patriotes voulaient punir de s’être laissé octroyer par Charles X l’indépendance haïtienne, au lieu de nous l’imposer. Peu après le message, un projet de loi dont l’idée remontait à Riché en dégagait la conclusion implicite en proposant la légitimation du mariage enre l’Haïtienne et l’étranger. L’explusion de regrets qu’avait provoquée la mort de celui-ci avait fait une impression profonde sur l’esprit de Soulouque. Imiter en tout le dernier président, telle était sa grand préoccupation, préocuppation qui se traduisait parfois en actes d’une bonhomie naïve et touchante. Un jour, par exemple, Soulouque se lève en disant: «Le génèral Riché, devenu président, a décrété un service funèbre en l’honneur du général Borgella, qui était son bienfaiteur, et c’est une chose belle. Moi aussi je veux faire une chose belle en ordonnant un service pour le général Lamare, qui est mon bienfaiteur.» Et en effet ce service eut les proportions d’une solennité nationale. Après la cérémonie, il y eut réception au palais, et le président, entouré des parents du général Lamarre, les présenta successivement à toutes les autorités de la ville, en disant: «Voici la famille de mon bienfaiteur, et c’est ma famille.»

Mettez cet immense besoin d’approbation aux prises avec la raillerie, et un choc terrible est à prévoir. Le nègre rédoute le ridicule, précisement parce qu’il aime à le manier, et Soulouque y devait être d’autant plus sensible, que les rires partaient ici de la classe éclairée, de cette classe dont il aspirait à devenir, comme Riché, le représentant. Il faisait des efforts visibles pour désarmer, à [74] force d’application et de bonne volonté, les plaisanteries que provoquaient ses superstitieuses terreurs; mais, ne sachant ni écrire ni lire, étranger à tous les détails de l’administration, ballotté sans jamais trouver de fond dans un océan d’affaires dont la moindre était pour lui tout un monde inconnu, il revenait plus ahuri que jamais de ces inutiles excursions dans la vie positive, et le sentiment profond, exagéré même, de son incapacité ajoutait aux angoisses de sa vanité africaine. Les ministres avaient beau être d’une discretion absolue sur les naïvetés officielles de Son Excellence, il en arrivait toujours quelque chose en public, et les rires redoublaient. Soulouque changeait alors de tactique: au questionner humble et timide qui se faisait épeler lettre à lettre le pourquoi et le comment des plus minces affaires courantes succédait l’homme entendu. Un ministre, un chef de division venaient-ils lui lire une dépêche: – Voyons ça, disait en créole le chef de l’Etat, et, prenant fièrement le manuscrit, il parcourait pendant quelques secondes, d’un regard à la fois réfléchi et dédaigneux, les mystérieuses lignes noires de paper pâlé (papier qui parle, écrit); puis, il le reployait, ajoutant avec une assurance majestueuse: «Bien! J’y penserai.» En effet,le malheureux y pensait tellement que papier pâlé finissait par lui brûler les mains. Alors, pour échapper aux tortures d’une curiosité à laquelle se mêlait toujours la peur des sortiléges, il mandait quelque employé dont il avait préalablement éprouvé la discretion au moyen d’un innocent espionnage dont tout le monde avait le mot, et se faisait lire la dépêche. Une velléitéd’hesitation s’était-elle manifestée [75] dans la voix du lecteur: – Bien, cher! Disait doucereusement Soulouque, et, après avoir noté dans son inflexible mémoire et le nom de celui-ci et le passage suspect, il faisait appeler un autre employé pour collationner la première lecture.

Une dangereuse gradation commençait: à la peur des esprits s’était évidemment ajouté, chez Soulouque, la défiance des hommes, et il fallait, après tout, s’y attendre. Dans ce duel inégal qu’il soutenait contre des puissances inconnues, pouvait-il considérer comme amie la portion de la galerie qui riait au lieu de lui venir en aide? Chose significative et dont il dut être frappé tout d’abord, le sortilége du jardin était l’oeuvre d’un chef mulâtre, et au premier rang des rieurs figurait la bourgeoisie mulâtre. De là cette inévitable conclusion que les mulâtres étaient de compte à demi avec l’introuvable poupée. Par contre, si un regard d’encouragement et de sympathie venait soutenir le courage de Soulouque, c’était surtout de la portion noire de la galerie que ce regard partait. Tant d’affinités devaient nécessairement aboutir à un contact, et le bas-fond du vaudoux, remontant peu à peu à la surface, avait fini par déborder sur le palais présidentiel. Je laisse à penser si les antipathies de caste, dont cette corporation est le principal refuge, avaient mis à profit la circonstance. Soulouque était d’autant plus accessible aux nouvelles influences qui l’entouraient, qu’il trouvait là à parler, à coeur ouvert et en pur créole, à des gens dont la supériorité intellectuelle n’humiliait pas son incurable vanité. On eut comme une premiere révélation de ces influences dans le retrait subit du projet relatif à la légiti- [76] mation des mariages entre Haitiennes et étrangers. Il échappait aussi déjà à Soulouque des paroles comme celles-ci: «Je n’ai pas demandé d’être président, je n’y songeais pas, et je sais que je n’y étais pas préparé; mais, puisque la constitution m’a appelé, pouquoi veut-on se défaire de moi?»

Il est dans la nature de toute prévention gratuite de cesser tôt ou tard d’être gratuite, et la classe éclairée, dont il s’isolait par des perpétuelles défiances, avait fini par le prendre au mot. Cette classe se gênait d’autant moins dans l’expression de ses craintes, que l’ascendant croissant de la coterie ultra-africaine était bien plus attribué à l’incurable faiblesse de Soulouque qu’à des dispositions menaçantes de sa part. Bref, les grenouilles demandaient un roi. Cette opposition n’avait à la vérité rien de sérieux, car les nécessités politiques d’où était sortie l’élection de Soulouque subsistaient toujours; – mais, par cela même qu’on ne conspirait pas et que le mécontentement se traduisait en commérages de rue, l’écho n’en parvenit que plus souvent et plus vite aux oreilles du «peuple noir,» qui, déjà outré de l’incrédulité des gens bien vêtus à l’endroit des sortiléges, allait chaque jour apporter à ce «président» cette nouvelle preuve de la complicité des mulâtres avec la poupée toujours introuvable du jardin. Soulouque en devenait de plus en plus sombre. «Je sais, disait-il, qu’on conspire contre moi. Personne ne peut cracher en Haïti sans que je le sache; mais, quand je pense à tout ce qu’il en coûte aux familles pour faire un home de vingt-cinq ans; je n’ai pas le courage d’agir…» Mot très beau dans cette bouche, mais répondant à une pensée où [77] se trahissaient déjà d’étranges luttes. Dans ces moments, Soulouque recommençait avec une nouvelle ardeur les fouilles du jardin, et les esprits-forts riaient de plus belle, sans se douter qu’à force de lancer la pioche dans le sol, il pourrait bien y creuser leur fosse.